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 Interview de Bertrand Tavernier

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lulu
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Nombre de messages : 69
Date d'inscription : 27/02/2005

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MessageSujet: Interview de Bertrand Tavernier   Interview de Bertrand Tavernier EmptyLun 9 Mai - 15:34

Entretien avec Bertrand Tavernier
Propos recueillis par Simon Galiero et Kronos :

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Lumière ! : Que pensez-vous de la diffusion de certains films "anciens" et de l'avènement de la vidéo et du laser ?

B.T. : C'est malheureusement souvent la seule manière de voir certains films pour certaines personnes alors que pour faire des visionnements en salles il suffit qu'ils se groupent à une quinzaine pour pouvoir modifier la programmation d'une salle et obtenir que cette salle, une fois par mois ou une fois par tous les 15 jours, fasse une séance pour eux... On peut toujours influer sur le cours des choses. J'ai commencé comme ça, avec des copains, on était complètement fauché, et on a créé un ciné-club parce-qu'on voulait voir les films qu'on arrivait pas à trouver dans les cinémas normaux... Et donc on a décidé qu'on allait les voir ces films et qu'on utiliserait tous les moyens possibles pour les voir. Et on a réussit ! En 5 ou 6 ans au Nickel-Odéon on a dû passer prêt de 500 ou 600 films.

Lumière ! : C'est plus facile aujourd'hui d'arriver à voir les films...


B.T. : Oui, oui. Mais quand même il y a des trous quelquefois. Parce-que vous avez encore des questions de droits ou des compagnies qui travaillent très peu sur la réédition de films. Vous avez des années entières à Universal où on arrive pas à voir de films... Alors en dehors de certains courants qui sont à la mode, par exemple le film d'horreur brusquement ils sortiront une édition de 20 cassettes, mais il y a quand même des trous... Une personne qui maintenant arrive à savoir où est-ce qu'on peut voir "L'exposition de Fort King" ("Séminole") de Budd Boetticher est bien chanceuse alors qu'avant on arrivait au moins à louer une copie 16, maintenant c'est fini.

Lumière ! : Vous vous êtes battu longtemps dans les années 60, avec Pierre Rissient notamment, dans les ciné-clubs...

B.T. : Oui Pierre Rissient lui était au Mac-Mahon, au Nickel-Odéon on était 3-4 et on passait les films les plus durs à voir à cette époque : les films américains. Et on avait pas conscience complètement des problèmes du cinéma français mais une partie des films français passaient encore dans les cinémas de quartier. Donc on a essayé, par exemple, de passer en VO des films qu'on avait pu voir qu'en VF ou quelquefois de voir des films qu'on avait pas du tout vus... On avait commencé à se consacrer au cinéma américain mais maintenant le cinéma américain est largement diffusé... Et depuis des années mes principaux centres d'intérêts ça devient le cinéma français, le cinéma anglais, qui est un cinéma très mal connu et dont il est difficile de voir certains films quand on est en France. Ici il y a des auteurs anglais dont l'oeuvre reste totalement méconnue.

Lumière ! : Il y a donc encore un combat à mener...

B.T. : Vous savez le combat il ne s'arretera jamais. Il y a un combat politique dans les histoires de l'AMI, de l'ISANE, qui est le marquage numérique des oeuvres, un combat très important. Il y a un combat aussi contre la dictature des diffuseurs qui très fréquemment sont en retard par rapport aux producteurs, qui sont plus conventionnels et puis qui exercent quelquefois une vraie dictature... Et il y a un combat pour certains cinéastes, pour certains cinémas ; il y a eu une époque où il était extraordinairement facile de voir les films québécois en France, c'était la mode, maintenant pour arriver à trouver des documentaires de Perrault ou Brault c'est très difficile. Alors maintenant la mode c'est le cinéma asiatique et on peut trouver des masses de choses sur ce cinéma, y compris le pire, et ça va jusqu'à une surestimation énorme... On passe tout à John Woo, par exemple, et j'ai connu trop de cas semblables où cette excitation à un moment devient un peu comme un ballon trop gonflé, jusqu'à ce que ça éclate et qu'on se rende compte que c'était pas aussi bien qu'on le disait. Et il y a plein de cinéastes qui ont disparus... Woo ne disparaitra sûrement pas, il y a une virtuosité formidable chez John Woo, incroyable, mais quelquefois elle est mise au service de rien du tout.

Lumière ! : À Montréal il y a des programmations intéréssantes, bien sûr, comme à la Cinémathèque Québécoise, mais il n'y a autour de ces projections très peu d'événements de propagande, de passion...

B.T. : Je trouve que c'est un peu dommage, à un moment il y a eu des gens formidables qui ont essayé de se battre mais l'ensemble des créateurs québécois, chefs opérateurs, metteurs en scène, auraient peut-être dû faire preuve de plus de dynamisme, d'engagement dans ces combats... Parce-qu'on y arrive au bout du compte ! On arrive... mais ça demande de ne pas capituler, de ne pas baisser les bras. Alors il y a des gens qui le font comme Gilles Carle, parfois Denys Arcand, mais il doit y en avoir plus, il doit y avoir un travail qui est fait avec les professeurs, avec les universités, pour secouer les gens.

Lumière ! : Que suggérez-vous comme attitude ou comme parcours aux jeunes, pas seulement au Québec, qui ont envie de faire changer certaines choses ?

B.T. : Et bien d'abord de ne pas abandonner, de se regrouper à plusieurs, d'essayer de faire un noyau de gens qui va essayer d'obtenir le soutien de certains journalistes, parce-que vous avez 2-3 critiques, 2-3 journalistes qui peuvent vous aider... Des gens comme Minou Petrowski, quelques gens à la télé, qui peuvent se battre, et après d'arriver à trouver quelques personnes parmis les metteurs en scène qui sont un peu combatifs, ou les auteurs, les musiciens, qui viendront donner un coup de main... Il faut prendre des positions un peu terroristes, il n'y a peut-être pas assez de films qui sont diffusés sur le câble, des trucs comme ça. Souvent c'est après avoir écrit 50 lettres qu'on y arrive... Il faut aussi créer des campagnes, des lobbys. Il faut inventer des lobbys ! Et puis il faut organiser soi-même des projections ; il faut faire à la fois un travail d'attaché de presse, de rassembleur de gens, un peu ce qu'on avait fait au Nickel-Odéon. On était partis à 4 et au bout d'un moment on avait réussi à trouver une trentaine de personnes... On a jamais eu beaucoup plus mais déjà avec 30 personnes on arrivait à prendre des films, à les faire diffuser, à intéresser les journaux à ces problèmes. C'est épuisant comme boulot ! Parce-que l'ignorance et l'inertie sont des pouvoirs énormes.
Une partie du succès consiste à savoir forcer les portes, hein. Il n'y a aucune porte d'inaccessible !

Lumière ! : Miramax vous le mettez maintenant avec les Majors ?

B.T. : Oui c'est un mini-major qui font des films indépendants mais il faudrait tellement arriver à savoir comment se définit un film indépendant... Comme toutes les étiquettes ca ne veut strictement rien dire parce-qu'il y a des films indépendants qui en fait dépendent complètement de la mode, du mouvement actuel, qui ont l'air d'être à la remorque de toutes les idées qui trainent, ils ne sont souvent indépendants que dans leur structure financière. Enfin il n'y a pas eu de films plus indépendants que ceux de John Ford ou de Billy Wilder...

Lumière ! : Vous pensez qu'il n'y a plus de gens comme ça aujourd'hui à Hollywood ?

B.T. : Si, si, il y en a quelques-uns. Vous avez Altman, vous avez John Sayles, quelques personnes comme ça... Il y en a moins maintenant. Le cinéma américain, depuis quelques années, il est pas très excitant dans l'ensemble. Bon j'arrive pas à voir tout ce qui sort et il est tout à fait possible que, comme durant chaque période de l'histoire du cinéma, on passe à côté de films intéréssants qu'on va redécouvrir quelques années plus tard. Qu'ils soient Anglais ou Américains : dans "Positif" récemment ils signalaient le film de Charles Sturridge, qui s'appelle "Vérités", et ils disaient que c'est un film très intéréssant. Mais il y a quelque chose qui fait que la plupart des films ont l'air d'être tellement fabriqués, déjà faits avant qu'ils aient été faits. Alors on peut dire que c'était le même cas avant, quand les studios travaillaient à la chaine, et c'est vrai qu'une partie de la production était comme ça, mais il y avait une importance des scénaristes, des producteurs. Moi je donne souvent l'exemple de la Fox où en apparence les films de Hathaway, de King, de John Ford et d'Élia Kazan ont un espèce de vernis un peu semblable mais quand vous les regardez en profondeur ils sont totalement dissemblables... Pourtant ils ont été fait les mêmes années, avec les mêmes techniciens, les mêmes scénaristes, les mêmes chef-opérateurs, les mêmes acteurs et ils sont dissemblables. Et on voit très facilement la différence entre Henry King et Henry Hattaway, on la voit très facilement... La différence entre John Mctiernan et Harry Yulin, par exemple, pour moi c'est une énigme. Je n'arrive pas à voir même leur personnalité. Sinon à part un brio dans les effets spéciaux, une manière de bien placer la caméra, une science dans l'art de multiplier les plans. Mais en dehors de ça je n'arrive pas à savoir qui c'est. La plupart des metteurs en scène américains pour moi ce sont des inconnus. Ce qui n'était pas le cas quand j'étais jeune cinéphile où j'arrivais à sentir la personnalité de Michael Curtis, d'Henry King, et on se trompait parfois mais pas souvent.

Lumière ! : Que pensez-vous des Oscars ?

B.T. : Ça ne m'intéresse pas beaucoup. Je ne regarde pas, je ne m'intéresse pas. 9 fois sur 10 c'est complètement bidon...

Lumière ! : Les Césars se dirigent un peu vers ça vous croyez ?

B.T. : Je trouve que les Césars ce sont moins gourés. Aux Oscars d'abord il y a énormément de gens de télé qui votent et, je sais pas, il y a ce côté surfait... Mais bon les Césars ca vaut ce que ca vaut, hein. Mais les Césars ils ont quand même gratifiés des gars comme Resnais, moi je suis souvent passé à côté mais j'en ai eu quand même plusieurs. Il y a eu des films pas gagnés d'avance auxquels ils ont donné des prix, des films comme "Smoking, No Smoking" qui sont vachement bien. Chez les américains c'est très fréquemment le petit "good- movie" qui va gagner, ou ce sera l'interprétation de l'alcoolique ou du malade de service, et vous vous dites qu'il y a des auteurs comme Howard Hawks qui n'a jamais eu d'Oscars, une seule nomination dans toute sa carrière... Et puis la cérémonie elle est peut-être mieux préparée que les Césars mais elle est interminable, hein. Mais je regarde pas, j'ai jamais regardé sauf une fois quand j'étais à la Warner et que c'était presque obligatoire qu'on la regarde, quand on était venus présenter "Autour de Minuit"...

Lumière ! : Vous aimez bien Spielberg ? Vous avez vu "Saving Private Ryan" ?

B.T. : Pas encore mais je vais aller le voir. Il y a un critique américain que j'aime bien, qui est Jonathan Rosenbal, qui a écrit un article très violent où il disait, et je l'ai entendu chez 2-3 personnes, qu'il n'arrivait pas à comprendre pourquoi le réalisme des premières séquences, qui est un réalisme de détail, était complètement miné par une dramaturgie extraordinairement conventionnelle. C'est-à-dire que tous les personnages étaient en carton-pâte, idem pour les sentiments, et que le fait qu'ils aient l'air de mourir de manière plus réaliste ne faisait que renforcer après que tout ce qui est appartient au côté le plus conventionnel de la dramaturgie hollywoodienne. Et il y avait un canadien, Peter Stein, qui écrit dans "New Creterion", qui a écrit un article très amusant sur Spielberg et "Ryan" qui montrait que c'était un réalisme très superficiel, très individuel, que ce n'était pas un réalisme qui dénotait une attitude profonde dans la pensée.
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lulu
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MessageSujet: Re: Interview de Bertrand Tavernier   Interview de Bertrand Tavernier EmptyLun 9 Mai - 15:36

(interview B. Tavernier. suite)

Lumière ! : Le scénario de "Capitaine Conan" était très différent.

B.T. : L'écriture de "Conan" a déroutée certaines personnes, elle n'est pas conventionnelle, elle consiste a effacer l'intervention du scénariste, c'est-à-dire de suivre les personnages et de raconter ce qu'ils subissent mais uniquement de leur point de vue, sans jamais donner d'explications scénaristiques. Sans donner une fausse vision aux spectateurs ce qui leur permettrait de comprendre mais qui serait complètement arbitraire et faux puisque ces gens eux- mêmes ne comprenaient pas du tout, je filmais exactement comme si j'étais l'un d'entre eux. Je filmais en même temps qu'eux, et donc il n'y a pas de construction précise mais au contraire on doit avancer avec l'émotion des personnages. Il y a certaines personnes comme Kaufman, très bon critique de "The Nation", qui voient là-dessus que je ne sais pas où je vais dans le scénario, alors que je savais très bien où j'allais.

Mais cela dit, pour en revenir à Spielberg, j'ai de la difficulté à parler de lui... Il y a certains films de Spielberg que j'aime bien. Je trouve que l'homme à un côté plutôt sympa dans son espèce d'amour du cinéma, sa passion qui fait qu'il donne plein d'argent à la cinémathèque américaine, qu'il ai produit pas mal de films, etc.

Et j'avais défendu dans "50 ans de cinéma américain" son film "La liste de Schindler" contre les assertions de Claude Lanzmann. À l'exception d'une scène qui est effectivement impardonnable, qui est la scène d'Auswitz et des douches ; c'est une scène de très, très mauvais goût qui en plus n'a rien à faire avec le film, rien, et de la fin où le monologue de Liam Neeson devant la voiture, qui est un truc très explicatif et très lourd mais la toute fin était par-contre pas mal quand on voyait les vrais survivants et les acteurs, je trouve que c'était assez beau. Et le film est intéréssant, c'est un film très personnel, c'est un film où Spielberg parle de lui à travers le personnage de Liam Neeson, il montre l'homme des grosses bébètes qui d'un coup s'intéresse et devient un peu adulte en abordant des sujets humains et il fait le même trajet que son personnage qui est un "Show-Business-Man", comme lui, et je n'ai pas compris qu'on critique le fait que le personnage réussissent. Par essence chez Spielberg on ne peut que réussir. Il y a un moment, quelque part, où toute entreprise est forcée, chez Spielberg, d'obtenir une part de réussite, je ne suis pas sûr que "Ryan" se termine très bien mais à un moment il y a un pourcentage de réussite qui doit être forcément inclus dans les actions des personnages... Ça fait partie de sa croyance et de sa personnalité.

Lumière ! : Vous avez vu le dernier film de Martin Scorsese, "Kundun" ?

B.T. : Oui, oui. J'ai eu du mal à rentrer pendant la première demi-heure. J'ai trouvé qu'à un moment ca faisait un peu "Connaissances et Images du Monde" (rires). Et après j'ai trouvé que le film avait une mélancolie... Qu'il y avait une force, dès qu'on arrive avec les Chinois il y a des plans sublimes et tout le film ne fait que monter. Il est vraiment intéréssant, enfin le début est respectable mais j'ai eu du mal à rentrer dedans. L'anglais m'a énormément gêné, la langue anglaise, les Tibétains qui parlent anglais. Mais ça reste formidable, moi j'ai préféré les passages réussis du film à "Casino"... Je me suis dit tient là il prends des risques. Et puis il y a un côté contemplatif dans le film qui est très rare chez Scorsese. C'est bien.

Lumière ! : Et le cinéma Français ? Les jeunes auteurs du cinéma Français ?

B.T. : Je trouve qu'ils ne sont pas toujours réussis mais ils sont souvent excitants, y compris les films que les gens ne remarquent pas comme "Le Septième Ciel" de Benoit Jacquot ou alors un film magnifique comme le documentaire d'Hervé Leroux "Reprise", qui est absolument sublime.Vous voyez le film de Laetitia Masson ("À Vendre", voir article de Lumière !) il y a un énorme talent de mise en scène et c'est continuellement excitant ! Je me demande, dans le dernier quart d'heure du film, ce qu'elle est en train de me raconter et je dois avouer que je ne sais pas très bien ce qu'elle me raconte mais elle m'a complètement accroché tout le long du film par une sensibilité, une manière de filmer très moderne, très forte... Et il y en a beaucoup, il y a beaucoup de films de femmes qui sont intéréssants ; le film de Jeanne Labrune, de Catherine Breillat, Claire Denis... Bon je suis pas toujours totalement convaincu à 100% mais je suis toujours intéréssé, quelquefois même bouleversé. Je vais en voir énormément en tout les cas, ce qui n'est pas toujours le cas des autres. Les gens ne favorisent pas toujours cet ecclectisme et on les sent quelquefois extraordinairement fermés... Il y a par exemple le film de Gaspar Noé qui s'appelle "Seul contre tous" qui est impressionnant ! Déjà son premier court-métrage qui s'appelait "Carne" était impressionnant. Et les deux sont dans le même style : entre Jean-Marie Le Pen et Jean Gabin (rires)...

Lumière ! : Comment vous situez-vous, par votre mise en scène et votre style scénaristique, dans le cinéma français ?

B.T. : J'essaie de ne jamais penser à des questions comme ça, hein. J'essaie d'être de plus en plus libre dans ma façon d'écrire, de plus en plus dégagé des modes. J'ai envie sur certains films, et je changerai, mais j'ai envie pour l'instant de m'intéresser énormément à des gens dont on ne parle pas, des gens qui sont au bas de l'échelle. Et aussi d'essayer de faire une série de films où la dramaturgie ne repose que sur le travail... Ce qui était le cas de "L627", c'était presque le cas de "Conan", et c'est le cas de "Ça commence aujourd'hui". Je veux dire qu'il y a le minimum d'intrusion scénaristique qui ne soit pas liée au boulot ; c'est-à-dire que le moteur du film c'est vraiment un homme face à son travail avec ses doutes, ses colères, la manière dont ça le fait avancer ou reculer, les erreurs qu'il fait dans sa vie privée alors que dans le travail il affiche un certain nombre de choses... Là, en l'occurence, c'est un prof de maternelle qui finit à un moment, peut-être justement, par gifler non pas son fils mais le fils de sa compagne alors qu'en principe sa philosophie consiste à refuser de battre un enfant, même de lever la main. Donc d'essayer de faire en sorte que le boulot devienne quelque chose d'émotionnel, de fort, que ça permette de traduire l'âme d'un pays... Et puis si on fait des films qui sont un peu durs ou poignants, ou même drôles par moments mais quand même durs, je crois qu'il faut absolument pas être contemplatif, et non plus être soumis ou passif... Le côté "ho lala qu'est-ce qu'il y a faire ? On peut rien faire..." Il faut que même si le personnage est chaud il faut que le mouvement du film, l'énergie du film traduise quelque chose... Ce que je ressent dans certains films de Ken Loach c'est que même si le film est tragique, terrible et fondé sur un échec, l'énergie qu'il y a dans le film on ne ressent pas ça comme un échec parce-qu'il y a eu quand même, quelque part, une colère vis-à-vis de ça, une réaction.

Lumière ! : Avec Ken Loach vous étiez invité d'honneur du "Festival des films sur la Résistance", en juillet dernier. C'était bien ?

B.T. : Oui c'était très bien. Mais Ken Loach parle très peu de ses films, il ne parle que de politique, moi j'essaie plutôt de parler de cinéma. Mais c'est quelqu'un que j'admire énormément. Il m'avait dit une phrase très intéréssante sur "La guerre sans nom" (film de Tavernier sur les soldats français en Algérie) il m'avais dit : "Tiens c'est un des meilleurs films fait sur les soldats britanniques en Irlande" (rires). Alors voilà où je me situe en ce moment. J'essaie de parler de gens dont on ne parle pas. Si j'ai eu envie de faire "Ça commence aujourd'hui" c'est d'abord parce-que je trouve qu'on ne parle jamais des gens qui travaillent dans ce qu'on appelle "l'école maternelle" et que là tout d'un coup on s'aperçoit qu'il y a là-dedans des gens qui font un travail tellement extraordinaire que c'est un peu une manière de leur rendre hommage. Les politiques ce sont trop accaparer le devant de la scène et on ne parle pas des gens qui bossent vraiment.

Et j'avais été marqué dans le documentaire que j'ai fait dans la cité, "De l'autre côté du Périph", par le fait que si "La Cité des Grands-Pêchers" tenait c'était pas grâce à la police ou autre mais parce-qu'il y avait 15 personnes dans la Cité qui consacraient leur vie et qui faisaient que les choses tenaient. Et quand on est Ministre de la ville le premier truc c'est d'arriver à rencontrer ces gens là, à les connaitre, à les apprécier, plutôt que de faire des tracts ou des lettres comme celle qu'il avait envoyé aux cinéastes, c'était nul. Son travail c'était vraiment d'écouter ces gens là qui font en sorte que tout n'explose pas ! Moi j'ai une énorme admiration pour ces gens là qui sont cantés à une énorme misère et qui gardent la foi, se battent, sont toujours là et je pense que les films que je fait les touchent à chaque fois parce-que j'ai gardé des contacts très, très forts avec tous les gens de "La guerre sans nom", avec la plupart des flics qui ont aidé au travail de "L627", avec les gens de la Cité des "Grands-Pêchers"... Il y a une fille qui m'a appellé l'autre jour pour me demander d'être le parrain de son fils et si c'est une fille elle l'appellera par le prénom de ma monteuse qui est morte juste après le film, Luce Grunenwaldt, et l'autre fois dans la salle de montage il y a un des types qui est dans le film, qui est devenu souffleur de verre, et qui est venu m'offrir un très joli compotier pour me remercier du film en disant : "Voilà un film qui a redonné l'espoir a tellement de gens dans la Cité".

Donc on peut faire un cinéma qui est en plus utile : après le film l'EDF a donné 9 millions pour réhabiliter la Cité, et il y a quelques personnes qui ont trouvé du boulot. Donc on peut arriver à agir et j'essaye de le faire mais en même temps je ne me sens pas militant, je veux faire du cinéma, c'est simplement que je trouve que ce sont des personnages qui sont touchants, intéréssants, émouvants, et qui me touchent plus que certains personnages dans le cinéma français qui me paraissent tout à fait décourageants. Je ne veux pas nommer de films mais il y a une tendance de films où les gens n'arrêtent pas de s'analyser, et je me souviens de la réaction de quelqu'un qui voyait un de ces films et qui hurlait à l'intention de l'actrice : "Va à l'ANPE connasse !".

Il y a beaucoup de films qui sont très touchants, qui sont forts sur la réalité sociale. Et ce n'est pas un hasard si ce sont 66 cinéastes qui ont réussi à infléchir le cour de la loi. Ce n'est pas un hasard si ce sont les cinéastes français qui ont fait changer la position du gouvernement sur l'AMI. Ce n'est pas les syndicalistes, ce n'est pas les hommes politiques, ce sont les cinéastes. Là il y a quelque chose d'assez formidable que des cinéastes sont finalement très sur le terrain... Pourquoi parce-que beaucoup de ces cinéastes français, contrairement à ce que pensait le ministre de l'époque, Raoult, vivent dans ces cités ou filment ces cités. Éric Raoult il n'a pas de leçon à me donner sur la pauvreté, vous savez quand vous avez fait 5 mois de Roumanie et que vous avez été filmer dans des endroits où j'ai tourné "L627", je connait peut-être presque plus les choses que lui, hein. Et on est beaucoup de cinéastes comme ça, Claire Denis elle a été filmer dans des endroits difficiles. Et je crois qu'une partie d'entre nous, sur certains sujets, on les connait mieux que les hommes politiques parce- que les hommes politiques ils ont déserté, ils ont abandonner ces lieux aux experts.


Lumière ! : Au cinéma, en plus du lien social, pour vous, il y a une volonté de désapprendre ?...

B.T. : Un peu, oui, je veux désaprendre. Et je ne me sens pas du tout technicien, j'en fais une sorte de coquetterie, à ne pas savoir, à ne pas me préoccuper des raccords... Ça ne m'intéresse pas. Mais en même temps je ne veux pas en faire une règle en disant que je vais sciemment les ignorer. Je ne m'en occupe pas. Par-contre je fais très attention à des choses comme les raccords d'émotions pour qu'un sentiment ne soit pas faux... Moi ce qui me préoccupe c'est la justesse d'un sentiment, d'un jeu, d'une émotion. Et non pas le fait qu'une scène soit techniquement impeccable. Et je garde des prises qui ne sont pas forcément parfaites, et j'essaie d'intégrer mes propres erreurs dans le film avec mes hésitations, mes troubles.

Lumière ! : Dans ce sens Philippe Torreton semble très volontaire...

B.T. : Ah totalement ! Il est prêt à tout et surtout si il y a des accidents de parcours il est loin de les refuser, il les suscitera même, et en tous les cas il essaiera de s'en servir. Et quand vous tournez avec une trentaine d'enfants les accidents de parcours arrivent tout le temps... Il y a des enfants qui vont venir, qui vont sauter dans ses bras, qui vont lui dire une phrase. Lui se sert de tout. C'était quelquefois plus dur pour un ou deux de ses partenaires, pas tellement les femmes, les institutrices savaient formidablement s'adapter. Et même les non-professionnelles, il y en avait beaucoup dans le film et elles étaient stupéfiantes. Et je crois que le film est formidablement bien joué, comme "Capitaine Conan" ou "L'Appât" étaient aussi formidablement bien joués, et avec en plus plein de révélations d'acteurs, ou de redécouvertes, des gens qu'on utilise pas beaucoup. Moi j'ai une curiosité énorme pour ces gens là. Je ne prends pas de directeur de casting, je fais la distribution moi-même, c'est moi qui reçoit tous les acteurs, je travaille personnellement avec tous les comédiens... J'estime que souvent le directeur de casting, et il y en a de très bons, mais j'estime que cela amène à la facilité et que c'est quelque chose qui flatte la paresse des metteurs en scène. J'ai plutôt envie d'être à la base, un jour je vois une pièce de théâtre à Malakhov et tout d'un coup je vois une femme dedans et je me dis "mais c'est elle qui doit jouer Madame Henri dans "Ça commence aujourd'hui" !... Et elle est impressionante ! Et il n'y avait pas de directeur de casting là, c'est moi qui est allé la trouver, comme j'ai trouvé Torreton à la Comédie Française...
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